Kafémath - Abaques (2) Commentaires
Introduction
Techniques graphiques de résolution de problèmes
1) Calcul par le trait : On détermine des valeurs numériques
par une construction géométrique.
- Résolution d'équations
- Intégration graphique (équations différentielles)
- Statique graphique (calcul des structures de la Tour Eiffel)
2) Abaques ou nomogrammes : On lit les valeurs recherchées
sur un diagramme rassemblant des résultats calculés à l'avance.
Ces techniques, développées principalement au 19ème siècle,
ont été très utilisées par les ingénieurs jusque dans les années 1970,
c'est-à-dire jusqu'à l'arrivée des calculatrices électroniques
puis des ordinateurs personnels.
Avantages et inconvénients des abaques
- Gain de temps pour les calculs répétitifs
- Précision limitée mais souvent suffisante en pratique
- Faible coût de fabrication : Support papier
- Facilité d'utilisation sans connaissance théorique poussée
Plan
----- Bases de la théorie des abaques
Un abaque est une représentation graphique d'une loi mathématique.
Il s'agit d'une représentation plane, ce qui limite en pratique
l'utilisation des abaques aux relations entre 3 variables.
Mais il existe des procédés permettant d'introduire des variables
plus nombreuses, par exemple : juxtaposition d'abaques à 3 variables,
abaques hexagonaux, plans superposés.
Les contributions des principaux fondateurs sont présentées
en prenant comme exemple pédagogique la fonction z = x.y,
afin de montrer comment ont évolué les techniques de représentation
pour aboutir aux abaques à points alignés.
----- Méthode géométrique d'Ocagne
L'apport de Maurice d'Ocagne est d'avoir conçu les abaques à points alignés.
Il utise un système de coordonnées parallèles et fait appel à la notion
de dualité projective.
----- Méthode analytique
La condition d'alignement de 3 points est une relation entre les coordonnées
de ces 3 points, qu'on peut écrire sous la forme d'un déterminant de valeur nulle.
Pour illustrer les étapes de la construction d'un abaque à points alignés,
on utilisera un autre exemple pédagogique : la résolution de l'équation
du 3ème degré z3 + pz + q = 0.
----- Exemples pratiques
Les abaques ont été utilisés de 1840 à 1970 dans de nombreux domaines
des sciences de l'ingénieur. On trouve aussi beaucoup d'applications
dans d'autres disciplines concernées par des calculs numériques.
Quelques exemples donneront un petit aperçu de leur diversité.
----- Evolution de la théorie
L'histoire des abaques dépasse le cadre de cet exposé, dont l'objectif
est de présenter les méthodes mathématiques utilisées pour la construction
de la théorie. Mais il serait injuste de ne pas évoquer les ingénieurs
et mathématiciens dont les recherches ont permis d'améliorer et consolider
cette théorie.
Louis-Ezéchiel Pouchet (1748-1809)
- Pouchet : Manufacturier de Rouen
1797 : Tables graphiques pour les conversions d'unités de mesures.
Remplacent les tables numériques utilisées après l'introduction
du système métrique de la Révolution.
Le diagramme de Pouchet est un réseau de lignes cotées tracées
dans un repère cartésien muni de graduations régulières.
Pour z = x.y il s'agit d'un faisceau d'hyperboles.
Léon-Louis Lalanne (1811-1892)
- Lalanne (X-Ponts) : Ingénieur des Ponts et Chaussées
Maths Spé à Louis-le-Grand avec Evariste Galois
- Construction de lignes de chemins de fer : a mis au point
les abaques utilisés pour les travaux de terrassement
(calcul des déblais et des remblais).
Lalanne gradue les axes de coordonnées selon des échelles fonctionnelles,
de façon à transformer les courbes de Pouchet en droites. Il appelle
cette transformation "anamorphose géométrique". Dans cet exemple,
les variables sont remplacées par leurs logarithmes : log z = log x + log y.
Avantage : Le tracé du réseau de droites est plus facile à réaliser.
Lalanne est le premier à désigner ces diagrammes par le terme abaque.
Dans l'antiquité grecque et romaine l'abaque était une table recouverte
de sable fin sur laquelle on pouvait dessiner et faire des calculs
(ancêtre du tableau noir). Par extension on appelle aussi abaques
les tables à calcul comme les bouliers.
Lalanne a aussi élaboré et publié un "Abaque ou compteur universel".
Maurice d'Ocagne (1862-1938)
- Ocagne (X-Ponts) : Ingénieur des Ponts et Chaussées
- Service des travaux hydrauliques de la marine
- Service du Nivellement général de la France (Réseau de repères altimétriques)
Adjoint au Directeur (1891-1901)
- Chef des Services des cartes et plans
- S'est intéressé aux abaques encore étudiant et pendant toute sa carrière.
Ocagne a l'idée de remplacer chaque point de rencontre de 3 droites
concourantes de Lalanne par un alignement de 3 points choisis sur
des lignes cotées. Il construit ainsi un "abaque à points alignés".
Ocagne donne le nom de nomographie à ce nouveau domaine des sciences
de l'ingénieur. Le mot nomogramme (étymologiquement : tracé d'une loi)
peut en effet sembler plus approprié que le mot abaque. En fait,
les deux termes vont coexister.
Avantage : Le diagramme est très simplifié. La lecture se fait
avec une règle ou une feuille transparente munie d'un trait fin.
Junius Massau (1852-1909)
- Massau : Ingénieur belge des Ponts et Chaussées
(Ecole du Génie civil de Gand)
- Carrière universitaire à partir de 1878
----- Anamorphose géométrique : Lalanne
A partir du diagramme de Pouchet, Lalanne construit un abaque
formé de 3 familles de droites parallèles (dont les verticales
et les horizontales) en effectuant un changement de coordonnées
où U et V sont des fonctions d'une seule variable :
x ↦ U(x) et y ↦ V(y)
----- Anamorphose généralisée : Massau
Une autre approche est de chercher à construire un abaque seulement
rectiligne (les deux premiers faisceaux ne sont plus parallèles aux
axes de coordonnées) par un changement de coordonnées plus général
où U et V sont des fonctions de deux variables :
x ↦ U(x,y) et y ↦ V(x,y)
Massau étudie donc le cas d'une relation quelconque liant 3 variables,
en se demandant s'il est possible de lui associer un abaque à droites
concourantes. Il introduit l'usage des déterminants et propose un critère
de possibilité s'exprimant sous la forme d'un déterminant de valeur nulle.
Ce déterminant est appelé Déterminant de Massau.
Le critère de Massau a été démontré en 1912 par Thomas Gronwall (1877-1932).
Coordonnées parallèles
Pour définir les objets géométriques du plan, on peut se situer
dans un système de coordonnées cartésiennes :
1) Un POINT est défini par deux nombres appelés ses coordonnées
(on parle de coordonnées ponctuelles).
2) Une DROITE est définie par l'équation du 1er degré
mettant en relation ces coordonnées.
Ocagne adopte un autre point de vue en utilisant un système
de coordonnées parallèles (il s'agit de coordonnées tangentielles) :
1) Une DROITE est définie par deux nombres appelés ses coordonnées.
2) Si on considère un point fixe P et une droite variable MN
de coordonnées u et v passant par ce point, la relation
qui existe entre u et v est une équation du 1er degré.
Le POINT P est défini par cette équation du 1er degré.
Démonstration élémentaire par le théorème de Thalès.
On peut remarquer que cette équation caractérise le faisceau
de toutes les droites du plan passant par le point P.
Dualité projective
----- Transformation par polaires réciproques
(Poncelet)
Cercle C
Pôle P
Polaire P*
----- Théorèmes duaux
Points alignés | ⇔ | Droites concourantes |
Pascal | ⇔ | Brianchon |
Menelaüs | ⇔ | Ceva |
Déterminants
Les déterminants ont été introduits en Occident au 16ème siècle,
avant les matrices (19ème siècle).
Un déterminant d'ordre 3 est une fonction de 9 variables
dont la valeur est une somme algébrique de produits de ces variables.
La véritable structure de cette fonction apparaît mieux en disposant
les 9 variables dans un tableau de 3 lignes et 3 colonnes qu'on peut
"développer" pour retrouver la somme algébrique.
La règle de Sarrus (valable pour l'ordre 3) fournit une méthode pratique
pour ce développement.
La notation en tableau permet surtout de faciliter l'utilisation
des propriétés du déterminant :
- Echanger lignes et colonnes : Le nouveau déterminant est égal au premier.
- Permuter 2 lignes (ou 2 colonnes) : Le déterminant est multiplié par -1.
- ...
- Produit de 2 déterminants : Multiplication ligne-colonne
Equation d'une droite
Différentes formes d'écriture
Equation : y = ax + b
Déterminant : En développant, on trouve bien une équation du 1er degré
Abaque à points alignés : Principe
On considère un abaque représentant la fonction F(a, b,c) = 0.
Trois courbes cotées sont définies dans un repère cartésien
par leurs équations paramétriques.
En écrivant la condition pour que 3 points de ces courbes
soient alignés, on trouve le déterminant de Massau,
écrit sous la forme nomographique standard.
Massau avait étudié les abaques à droites concourantes.
Il n'est pas étonnant de retrouver son déterminant
pour les points alignés, grâce au principe de dualité.
- Terminologie
On rencontre parfois le terme isoplèthe pour désigner les lignes cotées.
Etymologie : du grec iso et plethos (voir pléthore).
Une isoplèthe est une ligne joignant des points d'égale valeur sur une carte.
Exemple : Isoplèthe d'altitude => Courbe de niveau
Abaque à points alignés : Construction
On utilise ici la méthode analytique (déterminant de Massau)
plutôt que la méthode géométrique (Ocagne).
1) Disjonction des variables
Ce n'est pas toujours facile !
2) Manipulation du déterminant
Quand on a trouvé une disjonction, on sait que ce n'est
qu'une des solutions possibles. On recherche une autre
solution en multipliant le déterminant originel par un
déterminant D non nul dont les éléments sont des constantes.
On s'arrange en particulier pour qu'aucun des éléments
de la dernière colonne du déterminant final ne soit nul,
ce qui permettra de définir les courbes recherchées
par leurs équations paramétriques.
Les éléments du déterminant D sont aussi choisis afin
d'obtenir certaines caractéristiques de l'abaque facilitant
son utilisation, par exemple :
- Lignes droites
- Graduations uniformes
- Trois échelles parallèles
- Courbes d'une certaine forme
- ...
3) Tracé des courbes
Les 3 courbes sont respectivement cotées selon les valeurs
des 3 paramètres.
z3 + pz + q = 0
Source
Exemples
----- Les abaques ont été utilisés dans de nombreux domaines :
- Génie civil : Terrassements
- Artillerie : Pointage d'un canon
- Aviation : Paramètres de vol
- Topographie, Mécanique, Electricité, Thermodynamique, Médecine ...
----- Compteur universel
- Conception : Lalanne 1843
- Calculs usuels d'arithmétique, géométrie, trigonométrie ...
Puissances, Racines, Proportions, Circonférence d'un cercle,
Volume d'une sphère, Aire de polygones, Conversions d'unités, etc
- Lalanne avait l'ambition de proposer un instrument peu coûteux
susceptible de jouer le rôle de la règle à calculs "utilisée
depuis plus de deux siècles par les Anglais" mais encore peu
implantée en France.
----- Déviation du compas pour le bateau Le Triomphe
- Conception : Abaque hexagonal de Lallemand
- Description : Ocagne 1891
(Les calculs usuels effectués au moyen des abaques)
----- Somme x = a + b + c + d
- Droites annexes permettant de calculer avec plus de 3 variables
- Source : Brodetsky 1920 (A first course in nomography)
----- Surface corporelle
- Conception : Du Bois et Du Bois 1916
- BSA : Body Surface Area
- La surface corporelle est utilisée en médecine
pour déterminer le dosage de certains médicaments
----- Formule 1/x1 + 1/x2 = 1/x
- Utilisation en optique et électricité
- Source : Irem de la Réunion - Vivien (Quelques abaques)
----- Temps d'usinage sur un tour
- Source : Irem de la Réunion - Vivien (Quelques abaques)
----- Tensions d'entrée et de sortie d'un quadripôle
- Explication détaillée pour la construction de cet abaque
- Source : Irem de la Réunion - Vivien (Quelques abaques)
Provient du livre d'Angot Compléments de mathématiques à l'usage des Ingénieurs ...
Evolution de la théorie
----- Développements complémentaires
En plus de ceux déjà cités : Massau et les polytechniciens
Lalanne et Ocagne, deux autres ingénieurs ont joué un rôle
important dans la théorie des abaques :
- Charles Lallemand (1857-1938) X-Mines
- Directeur du Service du Nivellement général de la France (1884-1928)
Chef d'Ocagne pendant 10 ans
- A imaginé les abaques hexagonaux, qui permettent de représenter
une équation comportant un nombre quelconque de variables.
- Phrase lue dans sa biographie : "Avant Taylor il propose et emploie,
sous le nom de salaire parabolique, un procédé de rémunération
qui incite chacun à travailler vite et bien, et qui fait du patron
et de l'ouvrier de véritables associés."
- Rodolphe Soreau (1865-1935) X-
- Ingénieur (chemins de fer)
- Etudes sur les ballons, les dirigeables, les avions
Un des fondateurs de l'Aéro-Club de France en 1898
- Professeur de Navigation aérienne au CNAM (1918-1934)
- A cherché à classifier les équations nomographiables :
notion d'ordre nomographique
- A publié en 1921 un grand Traité de nomographie
Lallemand et Soreau ont reproché à Ocagne de s'attribuer
la paternité de certains travaux et d'avoir introduit
le mot Nomogramme pour faire croire qu'il était à l'origine
d'une nouvelle discipline.
Il faudrait ajouter à cette liste les noms d'autres contributeurs,
dont ceux des mathématiciens qui ont obtenu des résultats théoriques
importants (dont John Clark, Thomas Gronwall).
----- Diffusion internationale
Après la période fondatrice essentiellement française, la nomographie
a été développée en particulier en Allemagne (années 1920-1940)
puis en URSS après 1950.
La "géométrie des tissus" fondée par des mathématiciens allemands,
dans les années 1920-1930, peut être considérée comme un prolongement
des abaques. Il convient en effet de remarquer que les courbes
(ou les droites) de l'abaque représentant une fonction F sont en nombre fini
(valeurs discrètes des paramètres). L'abaque n'est qu'une représentation
très partielle de F. Chacune des familles cachées dans F contient un nombre
infini de courbes (variables continues). On appelle feuilletage une famille
de ce type. C'est un objet étudié dans la géométrie des tissus.
----- Aujourd'hui
L'utilisation des abaques s'est prolongée jusqu'à aujourd'hui
dans certains domaines :
- Abaques pour médecins et pharmaciens
- Catalogues de pièces mécaniques ou de composants électroniques
- Abaque de Smith encore présenté à Supélec au début des années 2000
- Un ex-ingénieur de Schlumberger m'a montré un recueil utilisé
dans la prospection pétrolière (on peut en trouver la version 2009
sur Internet : Log Interpretation Charts - 310 pages).
Les abaques sont utilisés actuellement à des fins pédagogiques
dans des ateliers mathématiques pour lycéens.
Il existe des sites proposant de construire des abaques en ligne.
Voir par exemple pynomo.org.
Références
*** On peut accéder aux ouvrages et articles cités en cliquant
sur les liens de la page Références. On y trouvera des
élémments bibliographiques permettant d'élargir la recherche.
- Maurice d'Ocagne
Nombreuses publications, souvent redondantes.
Son Traité de nomographie de 1899 a été traduit et diffusé
dans le monde entier (14 langues).
- Maurice Kraitchik
Mathématicien belge d'origine russe
Théorie des nombres
Mathématiques récréatives :
Revue Sphinx, "La mathématique des jeux"
Alignment charts, construction and use
Livre synthétique publié à New-York
- Dominique Tournès
Historien des sciences
Animateur du projet "Les instruments du calcul savant"
Très nombreuses publications
REHSEIS : Recherches Épistémologiques et Historiques
sur les Sciences Exactes et les Institutions Scientifiques
- IREM de La Réunion
Nombreux articles sur les abaques et leur utilisation pédagogique
Auteurs : Dominique Tournès, Alain Busser, Frédéric Vivien ...
- Lucien Pirio
Série d'articles sur "Images des mathématiques" : 4 annoncés, 2 parus
Présentation moderne de la théorie des abaques
Conclusion
Pour une exposition sur les abaques de multiplication,
13 affiches ont été réalisées en 2014 par l'IREM de La Réunion
(travail accessible sur le site de l'IREM).
Ces affiches sont projetées en guise de conclusion :
- Diverses façons de représenter le produit z = x.y
sous forme d'abaque
- Petites notices sur quelques fondateurs
- Réponse au 13ème problème de Hilbert (problème lié à la nomographie)